Recueil de nouvelles à paraître.
(Nouvelle éponyme)
J'étais
alors en train de parcourir distraitement les petites annonces de
l'hebdo régional le Réveil du Sud un samedi soir désœuvré parmi tant
d'autres, quand je tombai abasourdi, sur celle-ci, particulièrement
attirante à mes yeux, tout esseulée qu'elle était sous la rubrique
Amitié:
Jeune femme asiatique, très belle, fidèle,
sexy, adore cuisiner, aime les enfants, la tranquillité. Je veux un
homme honnête, sensuel, libre de m'aimer. Homme violent s'abstenir.
Comme
mon ordinateur était resté ouvert à cette heure tardive, je me mis
aussitôt à faire cliqueter le clavier, sous le coup de l'inspiration
bénie, sans doute en veine de confidences naïves:
« Salut, Fabie! » commençai-je à écrire.
«
Quelle chance j'ai eue aujourd'hui de tomber par hasard sur ta petite
annonce d'amitié publiée dans le journal du week-end, surtout dans cette
section si reculée du journal! Je ne lis ce quotidien, plutôt rarement
d'ordinaire, qu'en version Internet intégrale ou alors, en prenant le
thé, tout fin seul, chez le Kim Norton de mon coin de ville à
Bourgueuil, à une petite marche vive du magnifique parc régional dans
les environs duquel j'habite depuis longtemps un vieil appartement
propret, fonctionnel, bien aéré et éclairé, cependant trop vide sans
toi! Et ce que je préfère idéalement, c'est la campagne en pleine ville!
«
Le seul ennui – je mentionne cela car j'ai l'habitude tant comme usager
que spécialiste Internet dont c'est l'occupation à contrat, d'envoyer
et de recevoir du courriel à la vitesse des idées ou presque, raison
aussi pour laquelle j'ai tapé cette lettre au clavier et l'aurai tantôt
fait imprimer sur mon imprimante laser pour te l'envoyer sitôt après! –
c'est que d'une façon ou de l'autre je devrai ensuite attendre avec
beaucoup de patience (c'est une de mes vertus cardinales, rassure-toi!)
ta charmante réponse. Si tant est, bien entendu, que par bonheur je
réussissais à me distinguer entre toutes les candidatures empressées que
tu auras reçues à ne savoir comment les trier chacune à leur juste
mérite. Sache qu'alors cela m'ira droit au cœur, moi qui suis si
sentimental, au point que j'anticipe déjà entre nous une rencontre de
découverte tout amicale et décontractée, tu peux en être sûre, tellement
je souhaite qu'elle ait lieu bientôt de préférence! Et je n'ose même
pas imaginer combien elle ensoleillerait cet été qui vient, s'il fallait
qu'elle s'avère réciproquement concluante!
« J'imagine
que tu ne seras pas surprise d'apprendre que je suis particulièrement
sensible à la beauté naturelle des jeunes femmes asiatiques, quoique je
ne t'écrive pas du tout parce que j'aurais une attirance exclusive à
leur endroit! Si cela est de nature à te mettre en confiance, tant
mieux, mais c'est seulement la vérité, voilà tout. En revanche, il est
vrai qu'étant naturellement fidèle, sérieux et engageant en amour, je
tiens à trouver la femme de ma vie, jolie, puisqu'elle sera la seule et
unique élue de mon cœur, rien de moins! Eh oui, je te verrais de plus
assez jeune pour avoir éventuellement ensemble des enfants - souriante
et sensuelle, douce de caractère et fidèle par-dessus le marché, il va
sans dire.
« Oh! Comme j'aimerais que tu puisses
m'imaginer aussi à ton goût! Comme j'espèrerais que tu puisses tout
autant m'aimer pour ce que je suis et m'apprécier tel quel, sans
conditions. J'ai m'assure-t-on une belle personnalité d'homme grand et
mince de 1m86 pour 73 kilos, aux yeux pers et au visage carré, aux
traits réguliers plutôt virils. Il faudrait me voir, évidemment: une
présence vaut des millions de mots! Écris-moi, s'il te plaît! Donne-moi
signe de vie! Mieux encore, téléphone-moi, que nous décidions d'un
rendez-vous, tout naturellement et sans façon! Si seulement tu avais une
adresse de courriel, comme il serait facile d'échanger de suite nos
photos, en toute confidentialité! Nous serions fixés en un rien de
temps! » conclus-je cette lettre.
Je reçus au bout de
quelques jours à peine une enveloppe rose qui avait l'air d'avoir été
adressée à la main mais qui puait la personnalisation la plus factice.
Il y avait dedans quatre feuillets, roses aussi – dont un curieux
formulaire susceptible de tout prévoir pour que je referme moi-même,
d'un coup sec, ce vieil attrape-nigaud que je n'avais pas voulu
reconnaître ce soir-là, tellement j'avais souhaité que cette petite
annonce, providentielle, soit vraie et authentique, ne s’adressant qu'à
moi seul, éploré entre tous! Une fois dépliés, ces feuillets répandaient
dans l'air ambiant une sorte de parfum poudreux, lourd et collant, qui
vous levait un peu le cœur. Le premier portait, tout en haut,
l'empreinte de rouge à lèvre de deux gros baisers bien lippus. On voyait
bien qu'ils étaient faux, ceux-là, de même que l'écriture manuscrite
avait été de toute évidence imprimée en un très grand nombre
d'exemplaires. J'imagine que la Rive-Sud de Montréal constituait pour
Fabie chérie, des eaux miraculeusement poissonneuses !
Cela
devait se présenter à peu près ainsi, tout du long, je n'ai même pas
besoin d'exagérer pour faire plus vrai que nature, cette histoire me
traumatisa assez pour qu'elle reste intacte et entière dans mon
souvenir…
« Bonjour mon beau Gary. Je suis ta petite
Fabie qui répond à ta lettre. En tout cas j'espère que c'est vrai que tu
n'es pas violent avec une femme.
« Je me présente,
dans la trentaine, asiatique, célibataire, sans enfant, très sensuelle
et très soumise à l'homme comme la plupart des femmes et jeunes filles
de ma race. Ma couleur préférée est le rose et je raffole des parfums.
Mes cheveux sont noirs et très lisses et ils enveloppent la rondeur de
mes petites fesses. Ma taille est très fine et mes seins sont bien ronds
avec de très longues pointes. Je suis toute menue et délicate comme une
petite fille. Je pense être très gentille et souriante. Dans la vie de
tous les jours, je suis infirmière. Je travaille à temps partiel. Je ne
suis pas riche mais j'ai ma fierté, alors j'aime beaucoup m'occuper des
autres gens, rendre service, me rendre utile. Je suis contente d'être en
grande forme aujourd'hui parce que j'ai beaucoup de choses à te dire.
J'espère ne pas t'écrire pour rien et tu ne me feras pas perdre mon
temps.
« Aussi, tu excuseras mes petites fautes de
français, je fais mon possible. Mon rôle est de te parler en toute
franchise de nos habitudes en amour. Avec nous, l'amour est très
différent à cause de notre exotisme mais aussi en raison que nous
éprouvons beaucoup de plaisir à donner et à recevoir. Moi et toutes mes
amies, nous n'avons vraiment pas confiance dans les agences de
rencontre. Nous, tout ce que nous voulons c'est connaître l'amour avec
un homme correct qui voudra sérieusement de nous. Je conseille même aux
jeunes filles de ma race de choisir aussi des hommes non violents. Un
gars correct c'est le fun. Je ne sais pas si tu as déjà connu l'amour
avec une fille de couleur mais je te jure qu'elles sont vraiment très
gourmandes. Si tu ne veux pas de moi parce que je suis trop salope, tu
peux choisir une jeune vierge, à condition que tu sois vraiment un gars
correct. Je connais vraiment beaucoup de filles seules. Tu peux prendre
les filles que tu veux.
« Pour que tu en saches plus
sur nous, disons que nous sommes des jeunes filles et femmes de toutes
les couleurs âgées de 18 à 39 ans pour la plupart. Certaines sont plus
jeunes et encore pucelles, d'autres plus âgées. Nous sommes libres,
douces, souriantes, minces, belles mais seules. Nous sommes des femmes
très colorées et très sensuelles dans le sexe. Tu comprendras que parmi
nous, il y a tous les styles de femmes et jeunes filles. Même si nous
sommes soumises nous n'aimons pas nous faire juger. Vivre et laisser
vivre. Ce qui se passera entre toi et une jeune femme ne regardera que
vous deux et personne d'autre. En amour, nous tenons beaucoup à être des
femmes très différentes des autres femmes d'ici. Nous te demandons de
nous accepter comme nous sommes. Il est vrai que nous aimons beaucoup
faire nos salopes dans le sexe. Si tu es bon avec une femme de ma race,
elle fera tout pour te garder juste pour elle. Nous sommes jalouses et
possessives. Quand un homme est à nous il n'est pas à une autre. Quand
une femme fera sa petite salope avec toi, je te jure que tu n'auras pas
le goût d'aller voir ailleurs. Nous sommes des femmes très délicates et
toutes petites. La peau de notre corps est très soyeuse, nos seins sont
petits et fermes ainsi que nos fesses. Nous adorons les parfums et la
belle lingerie fine. Le poil de notre chatte est comme un duvet. Nous
avons de très petites chattes qui se mouillent beaucoup. Par contre les
femmes noires sont très musclées. Les noires aiment se faire dépuceler
quand elles sont encore des gamines. C'est difficile d'être plus salope
qu'une noire. En tout cas si tu aimes les belles grandes lèvres, les
très gros seins et les fesses bien bombées, tu pourras t'en mettre plein
la bouche avec une noire. Elles aiment souvent dominer et épuiser les
hommes. Faut pas les juger. Les noires sont chanceuses car elles ont
très souvent de très beaux seins avec de belles grandes pointes et comme
la mode est aux gros seins elles sont gâtées. Nous croyons qu'une femme
fidèle et salope à la fois, c'est très bien pour un homme qui a aussi
le goût de faire son salaud. Les jeunes filles de ma race ont la
réputation d'être très juteuses. Entre femmes nous savons qu'il n'y a
pas plus juteuses qu'une jeune fille qui commence à faire le sexe. Les
jeunes filles qui n'ont pas d'expérience avec les hommes, aiment prouver
qu'elles sont plus salopes que les autres femmes.
« Si
tu choisis une jeune fille tu comprendras ce que je veux te dire.
J'aimerais te parler un peu du genre d'homme que nous désirons. Nous
aimons beaucoup les hommes ordinaires et simples. Des hommes pas
compliqués, c'est tellement agréable à vivre. Pour nous, la beauté du
cœur chez un homme c'est ce qu'il y a de plus précieux. Nous souhaitons
rencontrer des hommes honnêtes qui ont du cœur au ventre et qui ne nous
jugeront pas parce que nous aimons nous soumettre dans le sexe. L'amour
ne s'achète pas, il s'acquiert avec le temps. Nous aimons le sexe de
l'homme lorsqu'il a plus de quatre pouces de long en érection. C'est une
belle longueur pour donner du plaisir à une petite chatte. Ne jamais
juger une femme qui aura le goût de jouer à la salope avec toi. Tu peux
me dire que je suis une belle petite salope, je vais aimer ça. J'espère
que tu ne seras pas fâché contre moi.
« De ta petite Fabie
«
P.S. Même si nous sommes soumises, c'est préférable de ne pas nous
faire attendre. De nous dire oui ou non, c'est du savoir-vivre. Quand un
homme ne sait pas vivre c'est pas très intéressant pour une femme. »
La
réaction réflexe que cette lettre circulaire déclencha en moi, ça
avait été de prendre conscience, réduit à l'impuissance, que j'avais été
jugé comme arnaquable par une petite garce de fort calibre!
Le
formulaire qui suivait, intitulé "personnel et confidentiel", en disait
long sur les calculs mesquins de cette chère Fabie à l’intention de mon
pauvre cas limite, en même temps que sur ce qu'elle pensait réellement
des hommes, quels qu'ils fussent, toutes situations confondues.
C'était
de la réclame pure et simple au sujet de prétendus groupes de jeunes
filles ou femmes de 17 à 40 ans, asiatiques, orientales, mulâtres ou
noires, était-il précisé pour que je m'en pourlèche d'avance les
babines. Je recevrai donc les photos de chacune des filles en le
demandant personnellement. Bien souligné en caractères gras, il m'était
suggéré d'apporter une contribution volontaire, en retour de laquelle on
me ferait parvenir leurs descriptions personnelles, leur nom, âge,
grandeur, poids, mensurations, couleur des yeux et des cheveux, leurs
buts, etc. C'était moi qui décidais du nombre de femmes et jeunes filles
que je désirais rencontrer. Cette contribution volontaire devait
s'établir idéalement entre 40 et 50 $. On poussait la subtilité jusqu'à
ajouter qu'il ne fallait pas donner plus que ce qui était suggéré ni non
plus demander la charité. C'était moi qui étais le mieux placé pour
déterminer la somme que j'étais en mesure de verser volontairement,
laquelle ne devait l'être que par mandat-poste de la Société canadienne
des postes, en y indiquant seulement l'adresse postale de leur groupe
ainsi que mon nom. On avait même pensé à tout en ce qui concerne le mode
de contribution, car s'il ne m'était pas possible pour une raison
quelconque d'envoyer un mandat-poste, je pouvais faire mon don en argent
dans l'enveloppe. On prenait soin de mentionner qu'au début, afin de se
protéger des hommes violents, elles utilisaient une boîte postale pour
le premier contact, mais par la suite, je pourrais recevoir leurs
adresses personnelles. Ne jamais leur écrire sans joindre cette feuille
de formulaire à ma lettre, me mettait-elle en garde, juste avant de
conclure qu'il était inutile de leur écrire sans au moins faire ma part!
Et si j'étais un assisté social, rajoutait-on ultimement, un chômeur ou
que je versais une pension alimentaire ou que je travaillais au salaire
minimum, n'étant pas en mesure de fournir immédiatement la contribution
volontaire suggérée, je pouvais donner ce que je pouvais maintenant,
selon mes moyens, et donner le reste quand je pourrais!
Hi!
hi! Voilà qui était bien joué, ma jolie Fabie, extorqueuse de première
grandeur! J'aurais toujours pu espérer recevoir de sitôt le catalogue de
photos de ces jeunes vierges en chaleur langues pendantes devant les
grands branleurs de mon espèce en voie d'explosion, en cette misérable
fin de millénaire si ridicule d’injustice! Par force, je devais me
retenir juste à temps de ne lui rien envoyer du tout, à part une poignée
de bêtises en or massif! Je ne fis qu'un sale chiffon des feuillets
roses, qui prit le bord de la poubelle, bang! Tout de même, je restai
longtemps songeur, sur un gros brûlement d'estomac. Un peu plus et je
croyais rater une opportunité extraordinaire, ah! Constatons l'ampleur
du désert affectif dans lequel j'allais errant, en proie à toutes sortes
de mirages du genre, n'est-ce pas?! m'accusai-je intérieurement.
L'idée
de prendre une revanche bien méritée me vint tout à coup, dans le
sillage de cette corrosive déception. Je n'aurais qu'à lui écrire une
nouvelle lettre d'accroche, cette fois-ci sous une identité d'emprunt,
en mentionnant par prudence l'adresse d'une ville voisine, beaucoup plus
cossue, où j'avais de la famille dans la bourgeoisie d'affaires - un
flamboyant cousin pour moi comme un frère cadet qui multipliait les
petites entreprises mystérieuses, que je prenais souvent à des gags
pendables parce qu'il se moquait effrontément de ma gêne aux entournures
-, et en prenant bien sûr la précaution de la poster de là. J'avais en
tête de tenter une expérience tout à fait spéciale, tirée par des
cheveux élastiques, hi! Furieusement curieux de la réponse que
j'obtiendrais ou non de cette foutue Fabie. Plutôt non que oui,
gagerais-je.
Je me souvins alors qu'il était déconseillé formellement aux hommes "violents" de donner suite à la petite annonce.
«
Fabie, un instant! » me mis-je à écrire, d'un seul jet de sainte
colère, « je m'appelle maître Gary, comprends-tu ce que cela peut
signifier à l’avenir pour toi, hein?! Écris-moi sur-le-champ, sur ordre
formel de ton leader spirituel, pas de rouspétance! Exécution! Et
défense de répondre à qui que ce soit d'autre, m'entends-tu? Je ne te le
répètera pas deux fois, sinon je trouverai bien moyen de te retrouver,
crois-moi. Les petites filles désobéissantes comme toi méritent qu'on
leur fasse rougir les jolies fesses dodues, c'est bien le moins, avant
de les passer au batte! Tu ne perdras rien pour fondre sur place, ma
fille. Sache qu'un rien peut rendre royalement susceptible ton maître
adoré, si bon et si généreux, mais capable de se montrer d’une grande
sévérité à l'endroit des petites menteuses et vicieuses de ton
envergure. Or j'ai déjà l'impression que cela pourrait bien être
amplement désiré, n'est-ce pas? Il n'y a qu'à relire cette petite
annonce sexiste, foncièrement anti-masculine, prostituée dans tous les
journaux! N'essaie pas pour rien d'échapper à ma bienfaisante et
salutaire discipline en faisant semblant de rester lettres mortes. J'ai
des relations bien placées, te croyais-tu donc à l'abri de possibles
représailles, hein? Je l'ai trouvée pas mal fendante et hypocrite, ta
petite annonce à double fond, ma petite chérie d'amour. Tu vas t'attirer
une attention toute spéciale de ton homme, ça ne fait aucun doute. Tu
sembles ignorer qu'un mec, un vrai dur, ne traite jamais impunément une
femme qui a eu la sagesse de filer doux, avec toute la disponibilité et
la soumission voulues. Toi ma jolie, tu es faite pour obéir au moindre
de mes caprices du moment. J'aime qu'on me déroule le tapis rouge au
besoin. Tu seras l'esclave de tous les instants morts de ma journée de
travail, toujours prête à satisfaire, sous toutes ses formes, l'instinct
de plaisir qui surgira en bête féroce de mon autorité suprême dépourvue
de toute tolérance à ce qui serait de la médiocrité de ta part. J'ai de
forts besoins pour la chose, et des plus exigeants! Prends garde de ne
jamais me décevoir à ce niveau-là, compris?! Cela voudrait dire,
autrement, que tu vas y goûter, à ma médecine de sirène, très chère
bien-châtiée! »
Je m'arrêtai là, dans la rédaction de
cette lettre piégée, jugeant que j'y avais assez injecté de violence
morale en filigrane! Un peu plus et j'allais vouloir la forcer à vendre
son âme toutes veines ouvertes aux démons intérieurs que le féminisme
radical a dû susciter, selon moi, en tout mâle normalement constitué,
donc d'autant plus chez un désaxé quelconque!
Je
m'empressai de cacheter le tout dans une enveloppe au nom et à l'adresse
de mon cousin, à qui je réservais la surprise au dernier moment, avant
d'aller la jeter à la poste de Saint-Colbert, certain que j'étais de
n'obtenir aucune réponse à une telle invite quasi sado-masochiste.
J'avais
tout juste fini de patienter les deux ou trois jours qu'avait pris
l'enveloppe rose à me parvenir, quand je reçus un appel de ce fameux
cousin. Il m'invitait à dîner le lendemain. Au ton de sa voix, il ne
laissait rien deviner quoi que ce soit qui puisse sortir de l'ordinaire.
Il me taquina, comme à son habitude, à propos de mon oisiveté forcée de
demi-chômeur chronique. Dans ces moments-là, il pouvait même capoter
dans la grivoiserie la plus salée. Il se doutait bien que je prisais
follement ses grosses blagues de gars complexés qui savent se fouter de
leurs propres gueules.
Je m'attendais donc à passer une
chic soirée "désagréable" en la compagnie de ce riche célibataire par
vocation, vantard fini, givré! Il me gaverait encore de ses histoires de
golf, de pêche et de chasse à courre des jeunes pubères en mal de
défloration dans l'ambiance excitante de son yacht de 50 pieds, qu'il ne
manquait pas ensuite d'aller reconduire en Porsche dernier cri juste
devant le perron de parents morts à la fois d'inquiétude et d'admiration
envers un si bon parti pour leur jeune fille qui collait encore et
toujours au foyer parental!
Le cousin Jack, l'aigle
américain, nichait au sommet d'un fameux penthouse panoramique, lequel
occupait tout le dernier étage, au bord du fleuve Saint-Laurent, avec
une vue si imprenable qu'elle dépassait l'imagination la plus
luxuriante.
L'éternelle trentaine, carte de mode au
superbe look de fonceur et gagnant né, s’il s’était attiré cette
réputation de tombeur émérite, je me plaisais à la croire grandement
romancée.
Il n'y avait apparemment aucun faux plis dans
sa tenue en public, bien que je croie deviner en lui une sorte d'aire
cachée, moins inviolable, toutefois, qu'inexprimable même avec les
intimes, et j'aurais juré que j'étais l'un d'eux plus que tout autre,
tellement il n'en ratait pas une, toujours aussi ironique, sarcastique à
mon égard, moi le laissé-pour-compte de la famille dont nous cultivions
pourtant ensemble un sens élargi des plus exemplaires. Cela dit, dans
l'ascenseur privé, transparent du côté du fleuve, qui me menait chez lui
au vingtième étage, j'avais toujours le sentiment de ne répondre jamais
qu'à une invitation de choix, celle de n'accéder que pour un moment
conditionnel à la haute sphère de son existence hors du commun qu'il me
semblait toujours aussi impossible de percer vraiment à jour. Je portais
tout cela, sans m'en soucier plus que de raison, sur le compte des
innombrables affaires qu'il devait sans doute mener de front avec un
égal succès, pour jouir aussi effrontément d'un train de vie du tonnerre
de Dieu!
Quand la porte de l'ascenseur s'ouvrit ce
soir-là sur la terrasse paysagée avec art, bar tournant et piscine au
toit ouvrant, chauffée en hiver, bien entendu, il m'accueillit d'un
sourire fendu jusqu'à l'âme, plus énigmatique et triomphant que jamais.
Il
me fit signe aussitôt de venir se joindre à lui au bar où il était déjà
en train de me préparer un thé glacé « géantissimo », lançait-il, comme
je les aimais, ni trop citronnés ou sucrés.
Cette
histoire d'enveloppe rose m'était complètement sortie de l'esprit. Je ne
fis pas de cas du tout, de prime abord, de cet air compatissant, que je
ne lui connaissais guère, et qui devait s'adresser manifestement à
quelqu'un d'autre par-dessus mon épaule, fantasmai-je. Après tout,
j'étais venu à vélo en ployant sous l'atmosphère irrespirablement humide
de ce début d'été qui battait tous les records de chaleur depuis 1936.
Je n'avais envie que de me désaltérer tous azimuts des ruisselantes
soifs qui ne pouvaient que se ressourcer instantanément du haut de ce
condo si magnifique, à jamais hors de portée de mes faiblards moyens.
Et
pourtant, je me sentais presque un privilégié de naissance, perché sur
un tabouret de bar à la droite de ce frère substitut, dieu de l'Olympe
des affaires! Je ne me doutais cependant pas le moins du monde de quelle
hauteur vertigineuse j'étais sur le point de chuter net!
Distraitement
je vis Jack qui avait disparu un instant derrière le bar… Et je
l'entendis bientôt faire effort pour s'en extraire avec lourdeur. Je ne
saisis rien sur le moment, à le voir réapparaître ainsi, contre toute
attente, avec dans les bras, une pleine poche de courrier qu'il peinait à
soulever et à traîner, de laquelle il fit s'étaler sur le terraso une
quantité incroyable de lettres de toutes sortes, pleines aux as on
aurait dit, dont aucune n'avaient encore été ouvertes, faute de temps,
imaginai-je malgré moi.
J'étais sous le choc, incapable
de me ressaisir, tout à la fois incrédule et la conscience mise K.O.
quand Jack, redevenu soudainement pire moqueur que jamais, m'agita sous
les yeux écarquillés, en s'esclaffant, une improbable enveloppe, que je
reconnus comme étant de toute évidence celle-là même que j'avais postée
de Saint-Colbert à la petite Fabie, trois jours plus tôt!
Il
était donc derrière toute cette supercherie, laquelle devait être
extrêmement lucrative, étais-je tout d'un coup consterné. Oui, Fabie,
c'était bien lui, le salaud d'escogriffe! me confirma-t-il en me
relatant avec force détails ses coups de filet du siècle, s'étouffant
entre deux quintes de rires sardoniques.
En fait, cette
poche de jute obèse qui gisait là débourrée, résuma-t-il, représentait
l'arrivage typique, en une seule semaine, au coût de 18.50 $ l'annonce,
de milliers de lettres semblables, toutes plus sincères ou douteuses les
unes que les autres, toutes aussi hantées d'illusions romanesques
parfaitement irréalistes que la mienne avait pu l'être, dont coulaient à
flot toutes leurs contributions volontaires, en mandats-poste ou en
beaux billets verts, envoyés par ces malheureux petits poissons des
chenaux de mon espèce miraculeuse, hi! hi! « Il n’y avait qu’au Québec
que cela pouvait se passer dans tout l’Occident ! Nulle part ailleurs
les hommes sans femmes sont-ils aussi fragiles et vulnérables »,
finit-il d'ironiser avec ce sociologisme cynique, mais ultralucide, qui
le caractérisait le mieux. Pour conclure béatement, sous mes
protestations éhontées, qu'il m'avait créé là, à vrai dire, un poste de
secrétaire fait sur mesure pour moi qui moisissais au pied du mur des
lamentations! « Fait donc un homme de toi! » m'acheva-t-il.
J’en ris drôlement jaune, à la fin!
Voilà comment était Jack, impayable, impitoyable avec moi je vous dis! Un phénomène de société à lui tout seul!
(tiré de : «Ta petite Fabie» © Gary Gaignon)